Un été en Turquie avec Orhan Pamuk (1)
Achevé
le 22
juillet
2014, à Istambul
Le
Musée de l'Innocence
d'Orhan
Pamuk
roman
turc,
2006
(éd. Folio),
812
p.
«
Füsun avait
mis une robe à motifs de fleurs et de feuilles dans les tons orangés
et verts sur fond blanc qui lui allait à ravir. A l'instar d'un
sportif mettant toujours le même survêtement pour l’entrainement,
elle portait cette robe élégante qui lui arrivait au dessus du
genou et
au col en V chaque fois que nous partions pour les leçons de
conduite, et, à la fin des cours, de même qu'un survêtement, la
robe était trempée de sueur. Trois ans après avoir commencé ces
cours, à la vue de cette robe suspendue dans l'armoire de Füsun, je
me rappellerais avec envie ces heures tendues et enivrantes passées
ensemble dans le parc de Yildiz, un peu au-delà du palais
d'Abdülhamid, et pour revivre ces instants, j'en humerais
instinctivement les manches et le col pour y retrouver l'odeur
incomparable de Füsun. »
(p.660)
Une
histoire de désir à Istambul...
Le
roman raconte l'histoire de Kemal, jeune homme issu de la très bonne
société turque, fiancé à Sibel, fille de diplomate, dans les
années 70. Des appartements les plus chics d'Istambul aux
pittoresques Yali en bois des rives du Bosphore, la jeunesse dorée
stambouliote s'amuse et s'oublie, quelque part entre les traditions
séculaires de ses
parents et le souffle de modernité très parisien rive gauche qui
s'empare d'elle.
La sexualité est en particulier un enjeu nouveau pour ces jeunes
gens : derrière cette libéralisation des mœurs, à la mode
occidentale, revendiquée, les jeunes femmes restent très chastes,
finalement soumises aux pères puis aux maris. Mais pas Füsun.
Lorsque Kemal,
à trente ans passé, croise la route de sa très jeune cousine de
tout juste dix-huit ans, un amour physique
et passionnel
qui ne prendra jamais fin s'empare de lui.
C'est
l'histoire de cet
amour
que Pamuk nous donne à lire, un amour fou, sublime, déraisonnable,
mais pas pour autant généreux, ni
même peut-être réciproque,
puisque
de Füsun Kemal
n'aura de cesse ni d'autre aspiration que de tout retenir : ces
instants charnels avec elle dans le petit appartement de la rue de
Merhamet, ses boucles d'oreille, son odeur sur les draps, ses mégots
de cigarette, tous les objets qu'elle a touchés, tout son temps, et
jusqu'à ses rêve de devenir une starlette de cinéma...
Le
passage troublant de la fiction à la réalité...
L'originalité
de ce très beau roman, qui réexplore et renouvelle de manière très
belle le thème de l'amour fou, est de trouver à la fiction
romanesque un prolongement dans le réel. Puisque Kemal,
dont les sentiments se sont peu à peu mués en fétichisme forcené,
a progressivement transformé le petit appartement de la rue de
Merhamet en un lieu de culte dédié à Füsun : tasse à café,
chien en faïence, mouchoir, morceau de sucre, etc... objets cultes,
culte des objets, il en vient à la conclusion logique de créer un
musée. Et c'est à Orhan Pamuk, l'écrivain, qu'il confie la
rédaction du catalogue de ce musée, catalogue qui devient récit de
l'histoire de chacun des objets, à savoir l'histoire de Kemal
et de
Füsun, le roman que nous avons entre les mains.
Mais
le
tour de passe-passe serait commun s'il s'arrêtait là : c'est
que le Musée de l'Innocence, où sont exposés avec un systématisme
proche de la folie tous les objets subtilisés maladivement
par Kemal,
ces
objets qui peu à peu l'envahissent, et bien ce musée existe
vraiment : il est situé à l'angle de l'avenue Cukurcuma et de
l'impasse Dalgic, tout
près du lycée de Galatasaray, à Istambul. Et en page 796, le
lecteur trouvera son billet d'entrée pour le musée...
« Je
comprenais à présent qu'il me fallait rassembler en un même
endroit tous ces objets liés à Füsun, aussi bien ceux que j'avais
entassés dès le début sans préméditation que ceux que je
récupérais délibérément dans sa chambre, voire dans toute la
maison ; mais où, je n'en savais rien. C'est seulement lorsque
je commençais à voyager et à visiter les petits musées à travers
le monde que je trouvais les réponses à ces questions. »
(p.756)
« Parfois,
porté par ce sentiment de consolation, je sentais que je pourrais
également rassembler ma propre collection autour d'une histoire ;
cette vie que tous, à commencer par ma mère et mon frère,
pensaient que j'avais gâchée, je m'imaginais avec bonheur pouvoir
l'exposer et la raconter à travers mon récit et ce qui restait de
Füsun, dans un musée qui édifierait tout le monde. »
(p.760)
En
définitive, ce musée n'est pas tant consacré à Füsun,
imaginaire personnage de papier, qu'à la belle et mélancolique
ville d'Istambul... Plus qu'un roman d'amour, ce texte justifie à
lui seul le prix Nobel de littérature d'Orhan Pamuk. Anaïs T.