"Il faut interdire ce roman, ou le lire toute affaire cessante" Mario Vargas Llosa
Achevé
le 25
juin 2014
Santa
Evita
de
Tomas Eloy Martinez
roman
argentin,
1995
(éd. « pavillons
poche » robert laffont),
577p.
« -
Je me pose des questions, commente Galarza. Cette femme, le corps,
c'est une momie non ? Elle est morte il y a trois ans. A quoi
elle sert ? On pourrait la balancer d'un avion au milieu du
fleuve. Ou la fourrer à l'intérieur d'un sac de chaux vive, dans la
fosse commune. Personne ne la réclame. Et si quelqu'un le fait, on
n'est pas obligés de répondre.
-
L'ordre vient d'en haut, explique le colonel. Le Président exige
qu'on lui donne une sépulture chrétienne.
-
A cette jument!s'exclame Galarza. Qui nous a foutu la vie en l'air !
-
Elle nous a gâché la vie, acquiesce le colonel. Certains pensent
qu'elle les a sauvés. Il faut se couvrir.
-
C'est peut-être trop tard, dit Arancibia, le fou. Il y a encore deux
ans, c'était encore possible. On tuait l'embaumeur et le corps
aurait pourri tout seul. Maintenant ce corps est devenu trop grand,
plus grand que le pays. Il est plein à ras bord. Peu à peu, nous y
avons tous mis quelque chose : la merde, la haine, l'envie de
tuer de nouveau. Et comme l'affirme le colonel, il y a aussi des gens
qui y ont mis leur désespoir. Ce corps fait désormais l'effet d'un
dé pipé. Le Président a raison. Il vaut mieux l'enterrer. Sous un
faux nom, ailleurs, jusqu'à ce qu'il disparaisse. »
(p.214)
Evita,
c'est le conte de fées d'une obscure petite actrice devenue première
dame d'Argentine et icône populaire dans
les années 40. A
sa mort, le peuple réclame au pape sa canonisation. Voilà pour la
facette dorée. La réalité a sans doute été moins glorieuse :
Perón n'avait rien d'un humaniste, et Eva Perón avait le talent de
la propagande et de la mise en scène, au service très conscient de
la construction de son propre mythe.
Pourtant,
la fascination argentine pour Evita trouve son explication ailleurs,
ou plutôt après : à sa mort – la jeune femme n'a que 33 ans
quand elle est victime d'un cancer de l'utérus – celle dont la
dernière volonté était que l'on protège son corps de toute
profanation est embaumée. D'abord exposé au QG de la CGT, objet
d'un presque culte, son corps est ensuite volé
et l'on perdit sa trace pendant seize ans.
Le
roman de Tomas Eloy Martinez est construit comme une enquête
historique : il s'agit pour lui de suivre à la trace ce corps,
de mains en mains, de cachette en cachette, de fou en fou. Parce que
la proximité de corps parfait dans sa rigidité morbide, de cette
beauté figée et mystérieuse semble avoir le mystérieux pouvoir de
rendre fous d'amour
tous ces militaires anti-peronistes qui
tour à tour en ont la garde. L'auteur, en parallèle, revient sur
les principaux épisodes de la vie d'Eva Duarte, tachant, avec le
plus de sincérité possible, de redonner une substance historique au
mythe. Evita, adulée, haïe, fascine. Et ce très beau roman
prolonge à merveille cette ambivalente fascination pour Evita.
Anaïs T.
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