lundi 20 juin 2016

Bloody Miami de Tom Wolfe***


Lecture achevée en mai 2016

Bloody Miami de Tom Wolfe
roman américain, 2013 (éd.Pocket), 820p.


L'homme au costume blanc a encore frappé de sa plume acérée : après avoir évoqué le monde sans pitié des traders new-yorkais dans Le Bûcher des vanités, le monde sans pitié des campus américains dans Moi, Charlotte Simons, le monde sans pitié des conflits sociaux à Atlanta dans Un Homme, un vrai, il se lance dans l'évocation du monde sans pitié des communautés de Miami dans Bloody Miami. Dire que Wolfe est un nouveau Balzac n'est pas original, mais n'est pas non plus totalement ridicule, puisque cet auteur réaliste propose à son tour de se faire témoin de la société de son temps. Nouveau chapitre donc de cette Comédie Humaine américaine, Bloody Miami évoque cette ville un peu à part où les Cubains, les Haïtiens, les Afro-américains et les pâles gringos se disputent les rênes du pouvoir.
D'abord, et ce n'est pas si fréquent, il faut lire ce roman pour son héros. Le principal personnage de ce roman est en effet franchement savoureux. Présentation : Nestor Camacho est un flic « cubain cool » de la brûlante Miami. Cervelle de la taille d'un petit pois, muscles gonflés aux stéroïdes, et vêtements toujours choisis une taille trop petite pour le côté sexy, le flic aux fausses Ray Ban vit toujours chez papa et maman – et papy et mamie, dans le quartier cubain de Hialeah et est désespérement amoureux de la belle Magdalena, qui préfère fricoter avec des Américanos (comprendre WASP, blancs, riches et socialement reconnus) voire des mafieux russes pas nets... Les deux personnages se perdent et se retrouvent, touchent à la gloire et s'écrasent sur le trottoir du destin social, se relèvent, plus ou moins, illustrant chacun à leur manière les aléas de la Roue de Fortune.
Autre intérêt du roman, Tom Wolfe s'attaque au monde de l'art contemporain et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il en fait une satire drôlement efficace – le chapitre intitulé « Le Super Bowl du monde de l'art » est particulièrement savoureux !
Moralité : ce n'est sans doute pas le roman le plus abouti de Wolfe, on pourra lui reprocher une intrigue un peu brouillonne, confuse, ou alors, comme on l'a fait jadis à la lecture des romans de Zola, on peut s'offusquer de la langue, gouailleuse, triviale, voire franchement grossière, mais malgré tout c'est, je crois, un grand roman sur la nature humaine, d'ores et déjà un classique de la littérature contemporaine. Anaïs T.


Extrait :
« La silhouette curieusement rosâtre de Miami s'élevait lentement à l'horizon, brûlée par les rayons du soleil. A strictement parler, Nestor ne voyait pas tout cela – la lueur rosâtre, l'éclat du soleil, le bleu vide du ciel, les éclairs des reflets – mais il savait qu'ils étaient là.Il ne pouvait pas vraiment les voir parce que, bien sûr, il portait des lunettes de soleil, pas noires, mais les plus noires, magno noires, supremo noires, avec une barre imitation or reliant les verres sur la partie supérieure. Celles de tous les flics cubains cools de Miami... 29,95 dollars chez CVS... une barre en or baby ! Tout aussi cool, son crâne rasé avec juste une petite hélisurface plate de cheveux au sommet. Encore plus cool, son cou de taureau – plus cool et pas facile à obtenir. Il était maintenant plus large que sa tête et semblait fusionner avec ses trapèzes... . Des ponts de lutteur, baby, et des haltères ! Un harnais de tête avec des poids – voilà le truc ! Sur un gros cou, une tête rasée ressemblait à celle d'un lutteur turc. Autrement elle avait l'air d'un bouton de porte. Il n'était qu'un gamin maigrichon d'un mètre soixante-dix quand il avait commencé à rêver d'entrer dans la police. » (p.38-39)


Le quartier cubain de Miami : Hialeah


 
 "Hialeah... au cœur de la nuit... une silhouette dans l'obscurité rangée après rangée après rangée après rangée après bloc après bloc après bloc de petites maisons de plain-pied, chacune presque semblable à sa voisine, toutes à cinq mètres de distance l'une de l'autre, chacune sur un lopin de quinze mètre sur trente, chacune avec une allée en ligne droite... depuis le grillage entourant d'une fortification le moindre centimètre carré de la propriété de chacun... des jardins de devant en béton solide comme du roc..." (p.90)

"Délicatement, précautionneusement, il se traina à petits pas jusqu'au salon et s'approcha d'une des fenêtres qui s'ouvraient sur la façade de la maisonnette pour regarder les femmes. C'était samedi matin et elles étaient déjà dehors à arroser leurs cours bétonnées d'un bout à l'autre de la rue. Les hommes auraient préféré mourir que de se faire surprendre avec un de ces tuyaux d'arrosage à la main. C'était un boulot de femme. La première chose que ferait sa mère quand elle se lèverait : nettoyer à grande eau leur jardinet dur comme le roc de quinze mètre sur six. Dommage que l'eau ne fasse pas pousser le béton. A l'heure qu'il était, leur cour aurait compté cinquante étage de haut."(p.101)

dimanche 12 juin 2016

Eldorado de Laurent Gaudé**


Achevé le 12 juin 2016

Comme un mauvais goût dans la bouche …

Eldorado de Laurent Gaudé
roman français, 2006 (éd. J'ai lu), p.220



Parce que dans quelques jours j'interrogerai des candidats pour les oraux du bac de français, je me suis mise à jour, comme chaque année, avec les quelques œuvres inconnues de moi étudiées en classe par des collègues de lettres... Certains d'entre eux ont choisi de faire lire à leurs élèves non pas les traditionnelles Liaisons dangereuses ni Voyage au bout de la nuit, mais des œuvres contemporaines. Pourquoi pas, même si je suis persuadée que si nous connaissons par cœur Céline ou Laclos, ce n'est pas le cas de nos élèves... enfin, j'avais été l'année dernière bluffée de constater à quel point Les Particules élémentaires de Houellebecq – que j'adore par ailleurs – se prêtait bien à une étude analytique dans le cadre de la classe de première , alors pourquoi pas Laurent Gaudé, même si, je l'avoue, c'est déjà nettement moins ma tasse de thé !
Je viens donc de lire Eldorado, et il m'en reste comme un mauvais goût dans la bouche... Culpabilité, mauvaise conscience, honte de l'occidental nanti, parce qu'avec ce roman on rencontre la vraie violence, la vraie misère humaine, renvoyant tous les Stephen King, les Harlan Coben ou les Chuck Palahnuik à leurs fictions sanguinolentes et fantasmées. Ici, c'est l'horreur de la réalité. Celle des migrants qui perdent tout, y compris parfois, mais pas toujours, leur humanité pour atteindre leur Eldorado, notre Europe qu'ils imaginent si belle et si parfaite, terre promise qu'ils n'atteignent que presque jamais... Dans le roman, des passeurs avides d'argent, des barques surpeuplées perdues dans la tempête, des bébés morts de soif, un capitaine de bateau qui se fait migrant à son tour, Souleyman et Boubakar qui veulent y croire encore, l'un pour son frère qui n'a pas pu le suivre, l'autre parce qu'il est parti depuis sept ans déjà et puis aussi Massambalo, le mystérieux dieu de tous les malheureux qui décident de tenter ce voyage désespéré.
Alors oui, c'est un texte très beau et parfaitement maitrisé, et oui c'est une bonne chose de donner cela à lire à nos élèves. Mais en ce qui me concerne, j'ai hâte d'entamer un nouveau roman de Daphné du Maurier ou de Joyce Carol Oates, de me débarrasser de ce goût amer, pour une tasse de thé plus sucrée ! Anaïs T.

extrait :
« Le premier mort fut un Irakien d’une vingtaine d’années. D’abord, personne ne sut que faire, puis les hommes décidèrent qu’il fallait jeter les morts à la mer. Pour faire de la place et éviter tout risque d’épidémie. Bientôt, ces corps plongés à l’eau furent de plus en plus nombreux. Ils passaient par-dessus bord les uns après les autres et chacun se demandait s’il ne serait pas le prochain. Elle serrait de plus en plus fortement son enfant dans ses bras, mais il semblait ne plus rien faire d’autre que dormir. Une femme, à côté d’elle, lui tendit une bouteille dans laquelle il restait quelques gouttes d’eau. Elle essaya de faire boire le nourrisson mais il ne réagit pas. Elle lui mouilla les lèvres mais les gouttes coulèrent le long de son menton. Elle sentait qu’il partait et qu’il fallait qu’elle se batte bec et ongles. Elle l’appela, le secoua, lui tapota les joues. Il finit par râler, distinctement. Un petit râle d’enfant. Elle n’entendait plus que cela. Au-dessus du brouhaha des hommes et du bruissement des vagues, le petit souffle rauque de son enfant lui faisait trembler les lèvres. Elle supplia. Elle gémit. Les heures passèrent. Toutes identiques. Sans bateau à l’horizon. Sans retour providentiel de l’équipage. Rien. La révolution lente et répétée du soleil les torturait et la soif les faisait halluciner.
Elle était incapable de dire quand il était mort.» (p.27)

 une carte du trajet de l'un des personnages principaux du roman réalisée par une élève, travail à découvrir sur http://lewebpedagogique.com/iroiseldorado/2011/02/08/geographie-le-parcours-de-soleiman/