Achevé
le 28
mai
2015
Le
Magicien d'Oz, métaphore de l'effroyable vertige du XXe siècle...
Cosmoz
de Claro
roman
français,
2010
(éd. Babel),
597
p.
« Ce fut naguère
un homme d'os, de chair, de sentiments et aussi de contradictions, un
homme rendu maladroit par l'angle déflecteur des passions, qui se
coupa d'abord tel membre puis tel autre tant ses pensées ne
coulaient plus dans le bon sens, tout entières absorbées par
l'image de l'aimée, une certaine Nimmie Amee, non mais quel drôle
de nom, à quoi pouvait bien penser Baum en le sortant de son
chapeau ?
L'amputation
étant une des plus radicales réponses apportées par l'âme à la
question de la fusion, Nick Chopper – car tel est son nom, Dorothy
le sait, l'a toujours su – se mutila rêveusement au fur et à
mesure qu'un ami ferblantier remplaçait les parties sacrifiées par
des prothèses de fortune. Mais quand les jambes et les bras et – ô
joie – la tête eurent roulé dans la sciure, la hache malicieuse
trancha dans le vif du thorax et ce fut au cœur de disparaître. »
(p.156)
Ce
récit
ne ressemble à aucun autre. Claro s'empare des personnages du roman
pour enfants de L.Franck Baum, publié en 1900 puis porté à l'écran
en 1939 par Victor Fleming : Le
Magicien d'Oz.
Dorothy, l'épouvantail, le bûcheron en fer-blanc, le chien Toto, le
lion peureux, la
sorcière et les midgets font partie de la culture populaire
américaine la plus familière, même pour nous. Jetée sur les
routes par une tornade, loin de son Kansas natal, la petite Dorothy,
et ses compagnons de
bric et de broc,
gueules
cassées, boiteux, débiles,...
errent de par le monde en quête d'un Eldorado, d'un pays magique où
leurs vœux
intimes seront enfin exaucés,
où enfin ils regagneraient quelque chose de leur humanité.
Claro reprend ces personnages de marginaux attachants, à la
recherche, qui de son cœur, qui de courage, qui de sa mémoire, qui
d'un sens à la vie, et
les sort de leur univers enfantin pour les immerger avec violences
dans les tourbillons du XXème
siècle. Ils
sont devenus des fous, des dégénérés, des épileptiques, des
hystériques, bref, de la chair à euthanasie dans ce monde policé
et intolérant. Des
foires aux
monstres
de la Vienne de la belle époque aux camps de concentration, en
passant par les tranchées, les hospices
et même les studios dHollywood, où
l'on croise Le Dracula de Murnau, la Blanche Neige de Disney et les
Freaks de Tod Browning,
Cosmoz nous offre une relecture hallucinée et cauchemardesque du
siècle passé, les identités et les errances des personnages se
démultipliant à l'envie pour mieux nous perdre, pour mieux nous
étourdir dans cette tornade qui met sans dessus dessous le temps et
de l'espace...
Bien
loin de l'atmosphère légère du film qui, sur fond de « Over
the rainbow » passe du noir et blanc à la couleur, Claro
nous aspire dans un roman-monde sombre et glacé, où derrière
l'amusement et la joie se cache toujours, tapie, l'horreur, à
l'image de ces petites ouvrières qui jouent à se maquiller avec du
radium... Mais ce qui fait selon moi la très grande préciosité de
ce texte, c'est son style :
rarement on avait lu quelque chose de si bien écrit. Claro utilise
les mots et les phrases comme des joyaux aussi scintillants
qu'acérés, et, à la manière d' un
Huysmans,
il se situe quelque part entre le roman et la poésie en prose... Un
des plus grands romans français de ces dernières années.
Anaïs T.